CAHIERS DU CINEMA
N°7, décembre 1951
Lo Duca, Jacques Doniol-Valcroze, André Bazin, rédacteurs en chef
PAR DELA LA VICTIME
LOS OLVIDADOS (PITIE POUR EUX), film de Luis Bunuel
Ultramar Films, 1950
Critique de Jacques Doniol-Valcroze
Dans les chemins que nul n’avait foulés, risque tes
pas. Dans les pensées que nul n’avait pensées, risque ta tête. (Lanza del
Vasto)
Dans ce même numéro, Pierre Kast analyse longuement l’œuvre de Bunuel et
détermine la place qu’y occupe Los Olvidados. Nous ne reviendrons donc
pas ici sur l’ensemble de cette œuvre pas plus que le portrait de son auteur
dont, plus haut, Jean Grémillon, Eli Lotar, Pierre Prévert, Jean Castagnier et L.
Vinès ont tenté de faire apparaître le vrai visage. Il est difficile pourtant
d’isoler des autres ce film, tant, du Chien Andalou aux Olvidados
en passant par l’Âge d’Or et Terre sans pain (et peut-être les
autres films mexicains de Bunuel que nous ignorons), court une même ligne
inflexible et aveuglante, une sorte de long muscle à vif qui soustend l’itinéraire
le plus irréductible, le plus non-compromis de toute l’histoire du cinéma.
Il est difficile par ailleurs de parler du film lui-même. Il est courant en
effet lorsque se rallument les lumières, une fois un très beau film terminé,
que l’on soit capable de prononcer le moindre mot : on est comme l’on dit
familièrement « sous le coup ». Il faut parfois quelques heures pour
retrouver ses esprits. Los Olvidados multiplient indéfiniment ce genre
d’impression : plusieurs jours après la projection on a encore envie de se
taire, on se demande ce que l’on pourrait dire qui mériterait d’être dit. Ce
long cri perçant qu’est Los Olvidados appelle un long silence où se
propagent ses nombreux prolongements. On ne peut traiter ce film comme un autre.
Pas question d’en faire ce que l’on nomme « la critique » et sa forme
même de cri, sa force de percussion interne découragent l’apologétique. Les
images, les mots, les phrases que sa vision suggère postulent beaucoup de
talent dans leur énoncé. Je me récuse sagement et me contenterai d’énoncer
quelques évidences.
L’écran a consommé beaucoup d’enfants. Le charmant et presque authentique,
« Kid » de Chaplin, a hélas encore enfanté Shirley Temple et l’atroce
Margaret O’Brien. En 1945 les « chouchas » italiens, lancés par De
Sica, redonnent à cette vogue la qualité d’un témoignage. Et au bout du chemin
il y a le bambin assez poignant de Voleurs de bicyclettes. Mais voici
soudain Pedro le « Jaïbo » et « Petit œil » et on oublie
tous les autres. S’il fallait leur trouver une ascendance, il n’y aurait guerre
que la petite bande de Dead End et des Anges aux figures sales, mais
cette ascendance serait une dégénérescence avant la lettre. Ces « anges »
étaient « spectaculaires » au sens cinématographique du terme, ils
relevaient en fin de compte des laboratoires de l’écran. Tandis qu’il n’y a pas
de recettes pour fabriquer Pedro et Petit œil.
Kast parle plus haut du calvaire de Figueroa condamné par Bunuel à ne faire
que des photos grises. Il n’y a pas en effet un plan du film qui puisse
constituer une image esthétiquement belle en soi. Mais de la suite de tous les
plans, de leur superposition nait une des plus belles images du cinéma, la plus
belle en tout cas qu’ait jamais signé Figueroa. Elle s’articule autour de quelques
images clés : le grouin de l’enfant-taureau du début, la colombe promenée
sur le dos de la malade, toutes les terrifiantes apparitions du coq, l’image du
rêve où Pedro saisit le quartier de viande, le lait coulant sur les cuisses de
la petite fille, l’approche hallucinante du « chien galeux » et
l’image finale du cadavre de Pedro roulant dans les ordures.
Y a-t-il en dehors de L’âge d’Or et de Monsieur Verdoux, pareille
tentative de démystification totale ? Bunuel fait pièce de tous les poncifs
de l’écran et même de celui de la violence qui parait dominer le film. Mais le
sang noir dont il irrigue son œuvre n’a rien à voir avec l’utilisation
habituelle de la violence dans le film. Il a fait en sorte que nous ne
pouvons jamais retomber sur nos pieds : ces enfants dépouille un cul
de jatte mais celui-ci paie pour ses frères à pattes incapables de nourrir ces
enfants ; ces enfants lapident un aveugle, lui crèvent son tambour,
l’aveuglant presque une seconde fois, mais cet aveugle est un vieux salaud qui
bat « Petit œil » et pelotes les petites filles, quand meurt le « Kaïbo »,
il rigole, il jouit littéralement d’aise et dit en bavant de plaisir :
« Un de moins ».
Cela ne fait plaisir à personne de constater qu’un aveugle peut être un
sale vieillard vicieux, qu’une mère peut être indigne au point de se réjouir de
faire envoyer son fils dans un pénitencier-ferme-modèle, mais cela est et il
faut beaucoup de courage pour le dire autre part que dans les « chiens
écrasés » des quotidiens du soir et du matin. Bunuel joue d’ailleurs franc-jeu.
Il nous montre une ferme modèle de rééducation et nous la montre telle qu’elle
est : un modèle, parfaite, un directeur sympathique, intelligent et pas du
tout « sublime ». Il ne nie pas la bonne volonté, le désintéressement,
l’effort de ceux qui cherchent à améliorer le sort de l’enfant ou de
l’adolescent. Mais il montre aussi que le problème dépasse l’existence des
fermes modèles : Pedro n’y songe qu’à rosser ses camarades, massacre des
poules ne pouvant massacrer des camarades et quand le directeur lui fait
confiance il prend la clé des champs… involontairement peut-être, mais dans cet
« involontairement » réside le fond du problème. C’est
involontairement sans doute aussi que l’aveugle est un vieux salaud. S’il avait
des yeux, des rentes, une épouse exemplaire et des bambins idem et une
Chevrolet « fluid-drive », il en serait peut-être autrement. Et
encore ce n’est pas sûr. Ce qui est plus sûr c’est la responsabilité des
épouses exemplaires et des Chevrolets « fluid-drive » dans
l’existence des vieux aveugles salauds. Bref ce ne sont pas les individus qui
sont en cause, mais les systèmes. Bunuel a compris d’une part qu’aborder leur
examen c’était en même temps aller au centre de son lyrisme personnel (c’était
une fois de plus parler d’amour et de non-amour) et, d’autre part, il a compris
qu’on ne pouvait tenter cet examen en restant à l’intérieur des postulats
critiques généraux admis… même par ceux qui se moquent des règles morales,
religieuses ou autres mais qui… enfin, tout de même, soyez raisonnable
messieurs… tiennent compte de cette notion élémentaire intitulée le respect
humain. Bunuel dit : je regrette mais ça n’existe pas non plus le respect
humain. Si vous voulez aborder le problème il faut avoir tous les courages, il
faut écarteler les impératifs rassurants, violenter les associations d’idées
les plus consacrées, il ne faut pas reculer devant les liaisons comme :
« mère-indignité » ou « aveugle-saloperie » ou
« drapeau-ignominie » ou « cadavre d’enfant-tas
d’ordures ». Si vous reculez, vous vous condamnez à rester en deça du
problème. La notion de « sacré » est hélas une vue de l’esprit. Et
l’esprit ne postule légitimement le « sacré » que lorsqu’il postule la
notion de liberté.
Bunuel, tranquillement, calmement, sans pose, préoccupé de faire du bon
travail pour pas cher (il a tourné Olvidados en quatre semaines pour
très peu d’argent) applique effectivement ce que nous énonçons gratuitement de
notre fauteuil. Sans contorsion, sans posture, il crève le plafond, franchit
les barrières du respect humain et compagnie et parle sur un terrain où se
croisent tous les vents. Chacun de ses mots tombant de cette rose noire, à la
fois pure et puante, des alcyons, tombe vrais poètes de l’écran, il est aussi –
avec Chaplin et Eisenstein – le seul « moraliste » qui ne fasse pas
sourire. C’est pourquoi aussi une fois franchies toutes les barricades, bravées
toutes les messes grises ou pourpres, l’œuvre de Bunuel est une des rares dont
la corrosive révolte permette au bout du labyrinthe de repenser – ou plutôt de
penser pour la première fois – à ces bouleversantes balançoires : la bonté,
l’amour, la joie de vivre et d’entrevoir par delà les brouillards de l’avenir
les mystérieuses apparences en forme d’armures de l’intégrité et de la
fraternité.
Bien sûr, il faut maintenant s’excuser de cette exaltation car les revues
de cinéma, après tout, peuvent tomber entre toutes les mains. Mais la pudeur
est une vertu aussi mineure que l’exhibitionnisme. Alors tant pis, de toute
façon c’est toujours la caravane qui aboie et les chiens qui regardent passer,
assis étonnés sur leur brave derrière de braves chiens. (Etonnés de ce
contre-sens de gendarmerie : Los Olvidados = Pitié pour eux… mais
non, où avions-nous la tête de brave chien : il s’agit des spectateurs). N’exprimons
donc que notre reconnaissance et répétons ce que disaient à Chaplin en 1927 les
signataires de « Hands of love » : « La terre à vos pieds
s’enfonce. Merci à vous par delà de la victime.