lundi 27 avril 2020

in memoriam • cahiers du cinéma . luis bunuel, los olvidados (1950)




CAHIERS DU CINEMA
N°7, décembre 1951

Lo Duca, Jacques Doniol-Valcroze, André Bazin, rédacteurs en chef



PAR DELA LA VICTIME

LOS OLVIDADOS (PITIE POUR EUX), film de Luis Bunuel
Ultramar Films, 1950

Critique de Jacques Doniol-Valcroze



Dans les chemins que nul n’avait foulés, risque tes pas. Dans les pensées que nul n’avait pensées, risque ta tête. (Lanza del Vasto)

Dans ce même numéro, Pierre Kast analyse longuement l’œuvre de Bunuel et détermine la place qu’y occupe Los Olvidados. Nous ne reviendrons donc pas ici sur l’ensemble de cette œuvre pas plus que le portrait de son auteur dont, plus haut, Jean Grémillon, Eli Lotar, Pierre Prévert, Jean Castagnier et L. Vinès ont tenté de faire apparaître le vrai visage. Il est difficile pourtant d’isoler des autres ce film, tant, du Chien Andalou aux Olvidados en passant par l’Âge d’Or et Terre sans pain (et peut-être les autres films mexicains de Bunuel que nous ignorons), court une même ligne inflexible et aveuglante, une sorte de long muscle à vif qui soustend l’itinéraire le plus irréductible, le plus non-compromis de toute l’histoire du cinéma.

Il est difficile par ailleurs de parler du film lui-même. Il est courant en effet lorsque se rallument les lumières, une fois un très beau film terminé, que l’on soit capable de prononcer le moindre mot : on est comme l’on dit familièrement « sous le coup ». Il faut parfois quelques heures pour retrouver ses esprits. Los Olvidados multiplient indéfiniment ce genre d’impression : plusieurs jours après la projection on a encore envie de se taire, on se demande ce que l’on pourrait dire qui mériterait d’être dit. Ce long cri perçant qu’est Los Olvidados appelle un long silence où se propagent ses nombreux prolongements. On ne peut traiter ce film comme un autre. Pas question d’en faire ce que l’on nomme « la critique » et sa forme même de cri, sa force de percussion interne découragent l’apologétique. Les images, les mots, les phrases que sa vision suggère postulent beaucoup de talent dans leur énoncé. Je me récuse sagement et me contenterai d’énoncer quelques évidences.


L’écran a consommé beaucoup d’enfants. Le charmant et presque authentique, « Kid » de Chaplin, a hélas encore enfanté Shirley Temple et l’atroce Margaret O’Brien. En 1945 les « chouchas » italiens, lancés par De Sica, redonnent à cette vogue la qualité d’un témoignage. Et au bout du chemin il y a le bambin assez poignant de Voleurs de bicyclettes. Mais voici soudain Pedro le « Jaïbo » et « Petit œil » et on oublie tous les autres. S’il fallait leur trouver une ascendance, il n’y aurait guerre que la petite bande de Dead End et des Anges aux figures sales, mais cette ascendance serait une dégénérescence avant la lettre. Ces « anges » étaient « spectaculaires » au sens cinématographique du terme, ils relevaient en fin de compte des laboratoires de l’écran. Tandis qu’il n’y a pas de recettes pour fabriquer Pedro et Petit œil.


Kast parle plus haut du calvaire de Figueroa condamné par Bunuel à ne faire que des photos grises. Il n’y a pas en effet un plan du film qui puisse constituer une image esthétiquement belle en soi. Mais de la suite de tous les plans, de leur superposition nait une des plus belles images du cinéma, la plus belle en tout cas qu’ait jamais signé Figueroa. Elle s’articule autour de quelques images clés : le grouin de l’enfant-taureau du début, la colombe promenée sur le dos de la malade, toutes les terrifiantes apparitions du coq, l’image du rêve où Pedro saisit le quartier de viande, le lait coulant sur les cuisses de la petite fille, l’approche hallucinante du « chien galeux » et l’image finale du cadavre de Pedro roulant dans les ordures.

Y a-t-il en dehors de L’âge d’Or et de Monsieur Verdoux, pareille tentative de démystification totale ? Bunuel fait pièce de tous les poncifs de l’écran et même de celui de la violence qui parait dominer le film. Mais le sang noir dont il irrigue son œuvre n’a rien à voir avec l’utilisation habituelle de la violence dans le film. Il a fait en sorte que nous ne pouvons jamais retomber sur nos pieds : ces enfants dépouille un cul de jatte mais celui-ci paie pour ses frères à pattes incapables de nourrir ces enfants ; ces enfants lapident un aveugle, lui crèvent son tambour, l’aveuglant presque une seconde fois, mais cet aveugle est un vieux salaud qui bat « Petit œil » et pelotes les petites filles, quand meurt le « Kaïbo », il rigole, il jouit littéralement d’aise et dit en bavant de plaisir : « Un de moins ».


Cela ne fait plaisir à personne de constater qu’un aveugle peut être un sale vieillard vicieux, qu’une mère peut être indigne au point de se réjouir de faire envoyer son fils dans un pénitencier-ferme-modèle, mais cela est et il faut beaucoup de courage pour le dire autre part que dans les « chiens écrasés » des quotidiens du soir et du matin. Bunuel joue d’ailleurs franc-jeu. Il nous montre une ferme modèle de rééducation et nous la montre telle qu’elle est : un modèle, parfaite, un directeur sympathique, intelligent et pas du tout « sublime ». Il ne nie pas la bonne volonté, le désintéressement, l’effort de ceux qui cherchent à améliorer le sort de l’enfant ou de l’adolescent. Mais il montre aussi que le problème dépasse l’existence des fermes modèles : Pedro n’y songe qu’à rosser ses camarades, massacre des poules ne pouvant massacrer des camarades et quand le directeur lui fait confiance il prend la clé des champs… involontairement peut-être, mais dans cet « involontairement » réside le fond du problème. C’est involontairement sans doute aussi que l’aveugle est un vieux salaud. S’il avait des yeux, des rentes, une épouse exemplaire et des bambins idem et une Chevrolet « fluid-drive », il en serait peut-être autrement. Et encore ce n’est pas sûr. Ce qui est plus sûr c’est la responsabilité des épouses exemplaires et des Chevrolets « fluid-drive » dans l’existence des vieux aveugles salauds. Bref ce ne sont pas les individus qui sont en cause, mais les systèmes. Bunuel a compris d’une part qu’aborder leur examen c’était en même temps aller au centre de son lyrisme personnel (c’était une fois de plus parler d’amour et de non-amour) et, d’autre part, il a compris qu’on ne pouvait tenter cet examen en restant à l’intérieur des postulats critiques généraux admis… même par ceux qui se moquent des règles morales, religieuses ou autres mais qui… enfin, tout de même, soyez raisonnable messieurs… tiennent compte de cette notion élémentaire intitulée le respect humain. Bunuel dit : je regrette mais ça n’existe pas non plus le respect humain. Si vous voulez aborder le problème il faut avoir tous les courages, il faut écarteler les impératifs rassurants, violenter les associations d’idées les plus consacrées, il ne faut pas reculer devant les liaisons comme : « mère-indignité » ou « aveugle-saloperie » ou « drapeau-ignominie » ou « cadavre d’enfant-tas d’ordures ». Si vous reculez, vous vous condamnez à rester en deça du problème. La notion de « sacré » est hélas une vue de l’esprit. Et l’esprit ne postule légitimement le « sacré » que lorsqu’il postule la notion de liberté. 




Bunuel, tranquillement, calmement, sans pose, préoccupé de faire du bon travail pour pas cher (il a tourné Olvidados en quatre semaines pour très peu d’argent) applique effectivement ce que nous énonçons gratuitement de notre fauteuil. Sans contorsion, sans posture, il crève le plafond, franchit les barrières du respect humain et compagnie et parle sur un terrain où se croisent tous les vents. Chacun de ses mots tombant de cette rose noire, à la fois pure et puante, des alcyons, tombe vrais poètes de l’écran, il est aussi – avec Chaplin et Eisenstein – le seul « moraliste » qui ne fasse pas sourire. C’est pourquoi aussi une fois franchies toutes les barricades, bravées toutes les messes grises ou pourpres, l’œuvre de Bunuel est une des rares dont la corrosive révolte permette au bout du labyrinthe de repenser – ou plutôt de penser pour la première fois – à ces bouleversantes balançoires : la bonté, l’amour, la joie de vivre et d’entrevoir par delà les brouillards de l’avenir les mystérieuses apparences en forme d’armures de l’intégrité et de la fraternité.

Bien sûr, il faut maintenant s’excuser de cette exaltation car les revues de cinéma, après tout, peuvent tomber entre toutes les mains. Mais la pudeur est une vertu aussi mineure que l’exhibitionnisme. Alors tant pis, de toute façon c’est toujours la caravane qui aboie et les chiens qui regardent passer, assis étonnés sur leur brave derrière de braves chiens. (Etonnés de ce contre-sens de gendarmerie : Los Olvidados = Pitié pour eux… mais non, où avions-nous la tête de brave chien : il s’agit des spectateurs). N’exprimons donc que notre reconnaissance et répétons ce que disaient à Chaplin en 1927 les signataires de « Hands of love » : « La terre à vos pieds s’enfonce. Merci à vous par delà de la victime.

J D-V





  

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