mardi 12 mai 2020

In memoriam • cahiers du cinéma . éric rhomer, la colllectionneuse (1966)




CAHIERS DU CINEMA
N°188, mars 1967

Jean-Louis Comolli, Jean-Louis Ginibre, rédacteurs en chef



LES AFFINITES SELECTIVES

LA COLLECTIONNEUSE, film d’Eric Rhomer
Rome Paris Films, 1966

Avec Haydée Politoff, Patrick Bauchau, Daniel Pommereulle, Seymour Hertzberg, Mijanou Bardot…

Critique de Claude-Jean Philippe

Le hasard des lectures et des visions fait bien les choses. Peu après avoir vu « La Collectionneuse » cette phrase m’est tombée sous les yeux. Je cite – qu’on ne m’en veuille pas – sachant bien que ce genre de correspondance présente de fortuit, et par là, sans doute de précieux : « J’espère que l’homme saura adopter à l’égard de la nature une attitude moins hagarde que celle qui consiste à passer de l’adoration à l’horreur. Que, tourné avec une curiosité d’autant plus grande vers elle, il parviendra à penser ce que pensait d’un de ses contemporains Goethe lorsqu’il disait : « Ai-je pour Wieland de l’amour ou de la haine ? Je ne sais. Au fond je prends part à lui. »

Est-ce du Rhomer ? Il n’y manquerait même pas la référence à Goethe. Non, c’est du Breton, celui de « L’Amour fou ». Etrange rencontre. Car enfin, le sujet de « La Collectionneuse » est là tout entier. 



Haydée s’identifie à la nature. Son nom est écrit en vert au générique. Alors que Daniel est en jaune (« un certain jaune ») et Adrien en bleu. Dès lors, le premier prologue revêt un sens primordial, Haydée longeant la mer, déliant les apparences de sa démarche égale qui révèle en unifiant. Le front de mer se découvre semblable, inscrit sur la page d’aube, bleue et grise, le front de la jeune fille enferme je ne sais quel secret.

Tout est neuf en ces images limitées de l’antique. Nul sentiment d’adoration ni d’horreur. C’est-à-dire absence d’un érotisme, au moins immédiat. C’est le ton de l’éloge, mais qui n’exulte pas. Le découpage ne vise qu’à préciser le sentiment d’admiration : nœuds des genoux, saillie des omoplates, finesse, grain de la peau. Beauté du tout comme de la partie précieusement cernée. A première vue, c’est l’enfance de l’art, l’enfance du regard. Mais c’est une enfance retrouvée au bout du raffinement et de l’épure.



Donc, Rhomer nous donne d’emblée le regard juste. Dès les premières images, l’œuvre est dénouée, c’est-à-dire heureuse. Il lui reste à se nourrir d’inquiétudes, mais sans se départir de cette première et souveraine vision. « L’homme de la rue et le philistin, écrit Rohmer, vouent à la beauté un culte dont l’on a tort de mésestimer la ferveur. C’est avec la culture, souvent, que débute l’indifférence ». Daniel et Adrien, produits ultimes de notre civilisation et de notre culture, entrent en scène. Rhomer leur propose Haydée comme objet de connaissance. Mais il se propose, les ayant précédés, de poursuivre également sa recherche. Ayant connu, il s’agit de reconnaître.

Mais alors, en pleine lucidité, chaque instant entraîne désormais sa nuance et son risque. C’est l’admirable de ce film, la fluidité de ces relations mi-inventées, mi-vécues, dont Rhomer se plait à nouer et dénouer les fils. Faut-il voir de la perversité dans ce plaisir ? Non, mais un souci de supérieure franchise. Il y a un charme du jeu auquel nous sommes tous sensibles. Le jeu fausse les relations. Il les dénature mais en même temps il les enrichit et les révèle. L’important n’est pas le jeu mais le joueur et le niveau auquel il situe son risque. On ne peut que louer Rhomer d’avoir choisi Adrien, Daniel, Haydée, tous trois d’aussi belle venue et de leur avoir laissé toutes leurs chances. La part qu’il prend à leurs jeux, n’est pas de complaisance ni même de complicité, elle est de pur et simple intérêt. 



Intérêt, attention, qui font défaut précisément à Daniel et Adrien. Esprits de haute volée, réellement intelligents et réfléchis, ils n’échappent pas au mal contemporain, cette dilatation de la conscience et cette incapacité où elle se trouve de sortir d’elle-même. L’accès à la réalité lui semble refusé. Je ne m’explique pas autrement cette soif pathétique, chez les intellectuels ; de s’abîmer dans le réel par le truchement de la politique (Sartre) ou de l’érotique (Klossowski). Adrien et Daniel sont fascinés par le vide, le rien, la participation totale. Mais ils n’y parviennent guère. Voilà pourquoi essentiellement. Ils ne peuvent connaître Haydée. Daniel, le barbare, tente de forcer l’accès. Il couche avec elle. Adrien le dandy, nourrit ses incertitudes sans se résoudre à franchir le seuil. Mais, l’agressivité du premier et le jeu du second restent sans effet. Haydée demeure insaisissable.  Leur définition même est le jugement qu’elle entraîne : « C’est une collectionneuse… L’idée de collection est contre l’idée de pureté » ne lui conviennent pas exactement. Haydée n’est ni collectionneuse, ni objet de collection. Catégories connues et finalement tranquillisantes. Ce qu’elle cherche, à l’en croire, est très simple et très difficile : « Avoir des rapports possibles et normaux avec les gens ». Ce que Daniel et Adrien, naturellement, ne veulent ni entendre, ni comprendre. Leur regard est faussé. Il appuie trop. Il se refuse à l’évidence. Haydée offre une surface trop lisse, opaque et transparente, offerte et refusée. Si bien que le dénouement ardemment recherché par les deux garçons, sous les apparences de la désinvolture, se change en crispation fébrile. (« Que font les personnages ? Ils se grattent », m’a dit Rhomer.) Observez leurs tremblements, le doigt d’Adrien glissant sur la jambe d’Haydée, Daniel frappant le sol spasmodiquement. Rage de ne point sentir, de ne point voir, alors qu’il suffirait… il suffirait au fond de consentir. Admettre que le sourire d’Haydée ne signifie rien d’autre que son éclat. Refuser d’interpréter, c’est-à-dire de mimer intérieurement la conduite de l’autre. Consentir à l’étrangeté. De satisfaire de l’immédiat, du présent. C’est-à-dire, au fond, devenir cinéaste. Car, avec « La Collectionneuse », continue par d’autres voies la réflexion du « Celluloïd et du marbre ». Le cinéaste possède sur les autres artistes l’inappréciable privilège de ne pouvoir douter de la réalité. Eric Rhomer s’énorgueuillit de ce privilège. Il accepte de tendre au monde et aux êtres le « pur miroir » de l’objectif. Pureté esthétique autant que morale. Il y a dans « La Collectionneuse » une volonté d’ascèse qui apparaît plus nette encore à chaque vision. Une volonté de vérifier au plus près la chose même en la cernant sans aucun biais possible dans l’équilibre d’un cadre fait pour la contenir, elle est rien d’autre. Volonté austère, presque janséniste, dans ce film dédié par ailleurs aux jeux de la lumière sur la libre splendeur des corps. Mouvement de retrait, mouvement d’adhésion nullement contradictoires. « Les arts, dit Goethe, sont le plus sûr moyen de se dérober au monde ; les arts sont le plus sûr moyen de s’unir avec lui.

C-J. P.



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