La chronologie et les préséances s’accordent pour mettre au
premier rang des pionniers de la musique de chambre Cortot, Thibaud et Casals.
Joachim et Ysaye avant eux avaient fondé des quatuors, et évidemment joué en
duo avec des pianistes (Brahms même ! ou Pugno). Mais le trio avec
piano ? Il exige des instrumentistes superbes et un pianiste transcendant.
Donc trois individus d’exception, trois solistes, trois destins musicaux. Trois
solitudes peut-être. Mais, entre elles, la connivence, les concessions
mutuelles, le mariage presque, qui coûtent si peu à des associations
permanentes d’individualités plus modestes comme le quatuor à cordes.
Beethoven, Schubert et Brahms, dont les Trios sont les trésors de la musique de
chambre mondiale, demandent trois immenses solistes, qui sachent exiger
d’eux-mêmes cette humble et fervente complicité. Cortot, Thibaud et Casals
pouvaient bien prétendre au premier rang mondial, chacun dans sa spécialité.
Réunis, ce qu’ils ont fait passer au premier rang de la musique mondiale, c’est
leur princier répertoire.
Chacun d’entre eux y a appris les bienfaits de la
concertation : confrontation à niveau égal, égards mutuels, échange. On
apprend ainsi l’écoute. Le fait de jouer ne dispense pas l’exécutant
d’écouter ! Les plus grands pianistes ont toujours dit ce qu’ils ont
appris au contact des grands chanteurs, naturellement capables d’un legato et
d’un portamento auxquels, mécaniquement, le clavier se refuserait. Cortot l’a
confessé. Thibaud et Casals, avec leurs cordes lyriques et leur merveilleuse
continuité d’archet, l’ont aidé à faire chanter son piano, à l’affranchir des
servitudes percussives qui sont d’abord les siennes.
Toute la musique de chambre de Beethoven est placée elle-même sous
l’invocation liminaire qui donne le ton de sa Sonate à Kreutzer : in stilo
concertante. Des individualités se toisent, se défient, se provoquent. Le Trio
à l’Archiduc est de 1811. Dans ses Quatuors, Beethoven en est déjà aux stridences
et à l’intensité du Onzième. Ici il fait concerter dans la plus jaillissante
confrontation objective, trois grandes voix solistes. On ne trouvera guère dans
sa musique de départ plus heureux, plus affirmatifs, plus allant. Le scherzo ne
démentira pas cette ostensible aisance. Pourtant le cantabile de l’andante dénoncera
Beethoven. Ici le chant est étouffements, entrecoupements. Trois grandes
voix nous font entendre ce qu’aucun tissus symphonique ne saurait montrer :
les silences, presque plus sonores et si éloquents que la musique même. Pour
oser cette sainte impudeur, il faut, à nu, d’immenses individualités. Pour nous
faire entrer ainsi dans le secret de la solitude créatrice, il n’a pas fallu de
moindres guides que Cortot, Thibaud et Casals. Rien n’a démodé leurs lectures
qui furent les toutes premières : ni la perfection technique de ceux qui
ont suivi, ni l’évolution du goût. Elles ont gardé la saveur irremplaçable de
la première fois. Elles révélaient un Beethoven dans sa chambre, accessible.
Pas le Titan, l’homme, il est plus terrible encore. (André Tubeuf)
Ludwig van Beethoven: Piano Trio in B flat, Op.97
"Archduke"
00:00 - 1. Allegro moderato
09:39 - 2. Scherzo (Allegro) & Trio
16:21 - 3. Andante cantabile ma però moto -
29:36 - 4. Allegro moderato
Alfred
Cortot, piano
Jacques
Thibaud, violin
Pablo
Casals, cello
(recorded:
18 & 19.XI.1928, Small Queen's Hall, London)
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