vendredi 15 mai 2020

au-dessus des foules obscures • alfred cortot (p), jacques thibaud (v), pablo casals (vc) - ludwig van beethoven, trio « l’archiduc » (1928)



La chronologie et les préséances s’accordent pour mettre au premier rang des pionniers de la musique de chambre Cortot, Thibaud et Casals. Joachim et Ysaye avant eux avaient fondé des quatuors, et évidemment joué en duo avec des pianistes (Brahms même ! ou Pugno). Mais le trio avec piano ? Il exige des instrumentistes superbes et un pianiste transcendant. Donc trois individus d’exception, trois solistes, trois destins musicaux. Trois solitudes peut-être. Mais, entre elles, la connivence, les concessions mutuelles, le mariage presque, qui coûtent si peu à des associations permanentes d’individualités plus modestes comme le quatuor à cordes. Beethoven, Schubert et Brahms, dont les Trios sont les trésors de la musique de chambre mondiale, demandent trois immenses solistes, qui sachent exiger d’eux-mêmes cette humble et fervente complicité. Cortot, Thibaud et Casals pouvaient bien prétendre au premier rang mondial, chacun dans sa spécialité. Réunis, ce qu’ils ont fait passer au premier rang de la musique mondiale, c’est leur princier répertoire.

Chacun d’entre eux y a appris les bienfaits de la concertation : confrontation à niveau égal, égards mutuels, échange. On apprend ainsi l’écoute. Le fait de jouer ne dispense pas l’exécutant d’écouter ! Les plus grands pianistes ont toujours dit ce qu’ils ont appris au contact des grands chanteurs, naturellement capables d’un legato et d’un portamento auxquels, mécaniquement, le clavier se refuserait. Cortot l’a confessé. Thibaud et Casals, avec leurs cordes lyriques et leur merveilleuse continuité d’archet, l’ont aidé à faire chanter son piano, à l’affranchir des servitudes percussives qui sont d’abord les siennes.

Toute la musique de chambre de Beethoven est placée elle-même sous l’invocation liminaire qui donne le ton de sa Sonate à Kreutzer : in stilo concertante. Des individualités se toisent, se défient, se provoquent. Le Trio à l’Archiduc est de 1811. Dans ses Quatuors, Beethoven en est déjà aux stridences et à l’intensité du Onzième. Ici il fait concerter dans la plus jaillissante confrontation objective, trois grandes voix solistes. On ne trouvera guère dans sa musique de départ plus heureux, plus affirmatifs, plus allant. Le scherzo ne démentira pas cette ostensible aisance. Pourtant le cantabile de l’andante dénoncera Beethoven. Ici le chant est étouffements, entrecoupements. Trois grandes voix nous font entendre ce qu’aucun tissus symphonique ne saurait montrer : les silences, presque plus sonores et si éloquents que la musique même. Pour oser cette sainte impudeur, il faut, à nu, d’immenses individualités. Pour nous faire entrer ainsi dans le secret de la solitude créatrice, il n’a pas fallu de moindres guides que Cortot, Thibaud et Casals. Rien n’a démodé leurs lectures qui furent les toutes premières : ni la perfection technique de ceux qui ont suivi, ni l’évolution du goût. Elles ont gardé la saveur irremplaçable de la première fois. Elles révélaient un Beethoven dans sa chambre, accessible. Pas le Titan, l’homme, il est plus terrible encore. (André Tubeuf)

Ludwig van Beethoven: Piano Trio in B flat, Op.97 "Archduke"
00:00 - 1. Allegro moderato
09:39 - 2. Scherzo (Allegro) & Trio
16:21 - 3. Andante cantabile ma però moto -
29:36 - 4. Allegro moderato

Alfred Cortot, piano
Jacques Thibaud, violin
Pablo Casals, cello

(recorded: 18 & 19.XI.1928, Small Queen's Hall, London)

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